Le Monde Mis à jour le lundi 29 octobre 2001 (http://sortir.lemonde.fr/article/0,4462,238793,00.html)

L'enfance perdue de la Societas Raffaello Sanzio

La compagnie italienne met en scène une troublante exposition et la lecture dramatique d'un poème dans l'ancienne maison de correction de San Michele.

ROME de notre envoyé spécial

Au débouché du ponte Sublicio, qui relie Trastevere et Testaccio, à deux cents mètres du Nuovo Sacher de Nanni Moretti, la façade de la prison pour enfants de San Michele (XVIIIe siècle) ne se distingue pas d'autres édifices romains. A un détail près : perché près d'un angle, un nu en haut-relief (XXe siècle) brise ses chaînes et brandit un livre en appelant à la "pieuse joie du travail". Dédiée à son initiateur, le pape Clément XI, une inscription plus explicite surmonte l'entrée de l'établissement. Elle signale une institution modèle - les détenus pouvaient y voir la lumière du jour - "pour la correction des adolescents perdus". Durant deux siècles et demi, on corrigea d'arrache-pied, quitte à cheviller aux murs les petites âmes rétives.

Le bâtiment forme l'aile sud du ministère des biens culturels. Il a été rénové récemment. Exécution pire que maladroite : fautive. Effectuée dans le même naturel impeccable que s'il s'agissait d'un quelconque palais, sans réflexion particulière sur la fonction qui régissait l'espace. A l'intérieur, le premier étage, proprement éviscéré, demeure muet hurlement. Il consiste en une nef saisissante, où s'alignent quatre niveaux de cellules minuscules - même aux proportions d'enfants de l'époque, entassés à dix par pièce. L'oreille tente d'imaginer. C'était pire.

Les lieux n'ont guère été utilisés jusqu'alors, hormis pour les Confessions,de Walter Manfré. Attentif au travail de la Societas Raffaello Sanzio, le festival Romaeuropa a pensé que la prison San Michele serait à la mesure d'un nouveau projet. La troupe de Cesena n'a-t-elle pas toujours placé l'enfance au cœur de ses interrogations ? A la veille d'une nouvelle tournée en France où elle reprendra notamment Giulio Cesare (Le Monde du 15 juillet 1998) dans le cadre du Festival d'automne, la Raffaello Sanzio a décidé d'y déployer une exposition sur deux étages, et de proposer une "lecture dramatique" d'un poème tiré du recueil Uovo di bocca (Œuf de bouche), de Claudia Castellucci, en cohérence avec les murs. Et avec ses espoirs fracassés.

Au premier étage, Romeo Castellucci a coupé le vaisseau carcéral en deux par un rideau translucide. Un bélier blanc géant, semblable à celui qui ouvre Giulio Cesare, vient s'y cogner le front, dans un ahanement mécanique. Tout est dit. Au rez-de-chaussée, dans le réfectoire chaulé où les jeunes délinquants brodaient les parures du Vatican, le metteur en scène-scénographe a disposé une porte blanche qui bat sous l'effet d'un invisible appel d'air.

UNE HÉCATOMBE DE LAPINS

Sur un pilier, un diptyque représente une symbolique ovoïde, gravée dans le matériau de prédilection du plasticien : la silicone. L'un des panneaux sert d'accrochage à une toge de juge de la haute cour belge. Taille : trois ans. En face, un bas-relief représente un ange, flèche en main, qui s'éloigne d'une hécatombe de lapins.

Mais la pièce la plus troublante consiste en deux pieds tendres, du même blanc siliconé, coupés au-dessus de la cheville et ornés de caractères hébraïques. Posés sur le sol, ils s'élèvent sur la pointe, comme s'ils esquissaient un mouvement de fuite, avant de reprendre, différemment, leur élan. Une merveille technologique, ou la vie même selon Edgar Poe. Le titre (Vous n'avez vu aucune image, seulement une voix) sonne comme une adresse. Un appel aux paroles qui empliront l'espace le soir, pour la partie scénique deUovo di bocca.

A son tour, l'espace du réfectoire est alors coupé en deux. Tandis que se déversent les bruits d'une manufacture tournant à plein régime, une lumière d'aube éclaire trois barils translucides, à demi-pleins d'eau, où les sauts de carpes se révèlent être ceux de petites mains qui tentent de repousser leur prison de plastique. Des enfants sont là, dont les cris fuseront de temps à autre. Trois reines s'alignent, en robe de mousseline crème et écharpes bleues. La plus jeune, en raccord avec Il Combattimento, de Monteverdi (Le Monde du 13 octobre 2000), se déshabille avant de préparer son "œuf de bouche" - concrétion obtenue avec l'alginate des dentistes -, en accoucher et s'évanouir.

Tandis que la parole "matérialisée" reste suspendue à un fil, les voix des deux autres femmes s'élèvent pour n'en faire qu'une, incantation venue d'un lointain intérieur chamanique, et questionnant sans relâche Dieu. "On ne parle jamais mieux à Dieu, dira Romeo Castellucci, que lorsqu'on pense qu'il n'existe pas."Et pour illustrer l'unique matérialisme mystique des Raffaello Sanzio, un chien à trois pattes, débordant de joie, éveille la jeune mère des mots, avant de saluer chaleureusement le public.

Uovo di bocca (Œuf de bouche), par la Societas Raffaello Sanzio. Exposition de Romeo Castellucci et lecture dramatique mise en scène par Romeo Castellucci (texte de Claudia Castellucci et partition de Chiara Guidi). Durée : 50 minutes. A Paris le 2 décembre. Festival Romaeuropa, ex-prison pour enfants de San Michele, 25, via di San Michele, Rome. Tél. : 00-39-06-474-23-08.

Jean-Louis Perrier